Moutons
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Germaine Duthilleul se réveilla comme tous les matins à
4h38. Elle n’avait pas de réveil programmé pour sonner à 4h38, d’ailleurs elle
n’avait pas de réveil tout court, mais son chien, un berger allemand, venait la
réveiller tous les matins à 4h38. Il la réveillait doucement, en lui léchant
les pieds. Bien plus doucement qu’un réveil ne l’aurait fait puisqu’aucun
réveil ne léchait les pieds de son propriétaire. Germaine mit son gros peignoir
de laine, prit la laisse qui était posée sur sa table de chevet, là où vous
auriez probablement vous mis un réveil et embrassa son défunt mari. Tout du
moins le portrait de son défunt mari, Germain, puisque le corps de Germain
avait été inhumé depuis déjà plusieurs années. Elle sortit de chez elle avec
son chien et sa laisse, fit le tour de la ville et rentra. Le chien retourna se
coucher. Germaine aurait bien aimé faire de même, mais elle n’arrivait jamais à
se rendormir après que son chien l’ait réveillée. Ca lui faisait des nuits
courtes, à Germaine. Comme elle ne se couchait rarement avant minuit, par
rarement je veux dire qu’elle ne l’avait jamais fait au cours des dix dernières
années, Germaine dormait environ quatre heures par nuit. Elle avait bien tenté
de programmer son chien pour qu’il la réveille plus tard, mais son mécanisme
semblait se réinitialiser automatiquement. Elle l’avait emmené chez le
vétérinaire, celui-ci lui avait rétorqué qu’il n’était pas horloger en
rigolant. Germaine n’avait pas trouvé ça drôle et même vexant. Elle avait bien
lu sur la plaquette dorée qu’il était vétérinaire puisqu’elle savait lire et
qu’elle en était fière. D’ailleurs, si elle avait voulu aller voir un horloger
elle aurait très bien pu le faire, puisqu’il y en avait un dans le village et
que lui n’avait pas senti le besoin d’inscrire son nom et sa profession sur une
plaque dorée. Il s’était contenté d’une enseigne en bois peinte comme tout le
monde. Non elle était bien venue voir un vétérinaire. Son chien était réglé
comme un coucou et elle aurait préféré qu’il soit réglé comme un chien. Mais
comme le vétérinaire dit qu’il n’y pouvait rien, elle dut faire avec. Elle
était donc réveillée tous les matins à 4h38, sans pouvoir se rendormir ensuite.
Elle alla à la cuisine, sortit des œufs, de la farine, du
sucre et une nouvelle bouteille de lait et commença à faire ses crêpes. Non pas
qu’elle ait envie de manger des crêpes mais c’était là son métier. De manger
des crêpes, j’entends. Elle mangeait des crêpes de 8h du matin à 8h du soir.
Elle se filmait et les gens la regardaient manger des crêpes. Des fois elle
leur parlait bien sûr, mais ce qui les intéressait surtout, c’était qu’elle
mange des crêpes. Elle avait fait ça un peu par hasard d’abord
puisqu’initialement elle s’était filmée pour faire des vidéos pornographiques
en direct. Elle avait voulu se lancer là-dedans après la mort de Germain, son
mari. Josette, sa meilleure amie du club de belotte, lui avait dit qu’après
tout on n’avait qu’une vie et qu’il fallait bien s’amuser un peu. Germaine
était bien d’accord, on n’a qu’une vie. Mais elle s’amusait déjà pas mal au
club de belotte et n’était pas certaine qu’elle voulait s’amuser plus encore.
Josette lui dit d’essayer. Et comme elles venaient toutes les deux de gagner au
tournoi mensuel du club de belotte un kit complet de « live
streaming », Germaine se dit là que c’était un signe. Habituellement il
n’y avait que des chocolats à gagner. Elle s’était donc installée pour faire
son « show » devant la caméra, mais comme elle avait une fringale,
Germaine avait toujours une fringale quand elle était stressée, elle avait pris
le temps de manger quelques crêpes avant. Sans savoir qu’elle était déjà en
ligne. Les premiers spectateurs se régalèrent de la voir manger des crêpes et
commencèrent à lui donner de l’argent. Germaine ne comprenait pas bien ce qui
les intéressait dans tout ça mais elle se disait que la personne qui remuait
sans cesse des boules dans motus ne devait pas non plus comprendre pourquoi les
gens la regardaient et que ça ne l’empêchait pas de vivre sa vie comme ça. De
temps en temps elle en avait marre de manger des crêpes, alors Germaine prenait
des vacances et passait des « best-of » sur sa chaine pour faire
patienter ses abonnés.
Comme elle préparait ses crêpes, Germaine, ouvrit son
réfrigérateur pour prendre du beurre. Elle avait toujours dit réfrigérateur et
non frigidaire puisqu’il n’était pas de la marque frigidaire et que personne ne
comprenait rien lorsqu’elle leur demandait d’aller chercher le jus d’orange
dans son Arthur-Martin. Elle ouvrit la porte de son réfrigérateur, tendit
machinalement son bras vers le beurre mais lorsqu’elle s’en saisit, celui-ci
était plus doux et plus poilu qu’à son habitude. Il était aussi moins gras.
Germaine découvrit qu’à la place de son beurre, il y avait un mouton. Elle le
souleva pour voir si le beurre n’était pas caché en dessous, mais non. Son
beurre s’était transformé en mouton. Elle appela d’abord le service après-vente
de son réfrigérateur mais celui-ci refusa d’intervenir au prétexte que
l’apparition de mouton dans l’appareil ne faisait pas partie des procédures.
Elle alla voir le vétérinaire qui lui rétorqua qu’il n’était pas technicien du
froid et du conditionnement d’air. Germaine lui répondit qu’elle le savait,
puisqu’elle savait lire, et qu’il n’était pas nécessaire d’afficher sa
profession sur une petite plaque dorée à l’entrée de son bureau si on
s’embêtait ensuite à rappeler sans cesse sa profession aux gens. Elle rentra
chez elle un peu énervée, tenta de graisser sa poêle avec son mouton, ce qui ne
fonctionna pas puisqu’un mouton est fait pour faire de la laine et non pas pour
graisser des poêles, et se résolut à manger des crêpes à l’huile.
Lorsqu’elle eut terminé sa journée de travail, un peu
ballonnée par les crêpes à l’huile et toujours fatiguée, elle retourna jeter un
œil à son réfrigérateur. Le mouton était toujours là. Elle rangea à côté une
nouvelle plaquette de beurre et partit au club de belotte de Saint-Goguelin.
Là-bas personne ne crut son histoire de mouton. Mais lorsqu’elle prit le
dernier pli avec la rebelote et qu’elle fit chuter Gérard et Aline, on reconsidéra
la chose et on se dit que c’était peut-être vrai, cette histoire de mouton.
Germaine rentra chez elle, pas peu fière de leur avoir rabattu le caquet, et
rouvrit son réfrigérateur. Le mouton était toujours là, la plaque de beurre
aussi. Elle se coucha sereinement. Il était un peu plus de minuit. Elle fut
réveillée par son chien à 4h38 et fit comme à son habitude. Au moment d’ouvrir
le réfrigérateur, elle découvrit un deuxième mouton, le premier n’avait pas
bougé, et sa plaque de beurre avait encore disparu. Comme elle ne voulait pas
manger de nouveaux des crêpes à l’huile, elle partit acheter rapidement une
plaquette de beurre. Elle fit ses crêpes avec, la rangea dans son
réfrigérateur, dans le bac à légumes pour que les moutons ne la trouvent pas,
et se mit au travail. A la fin de sa journée, elle était satisfaite. Elle
n’était pas ballonnée et la plaquette de beurre était toujours là, juste
derrière le chou-fleur. Elle sortit les moutons du réfrigérateur pour qu’ils
prennent l’air dans le salon. Le chien était ravi, il avait enfin une bonne
raison que tout le monde lui dise qu’il était un berger allemand, même si
Berlin lui refusait toujours la nationalité parce qu’il n’avait pas pu fournir
son certificat de naissance dans les temps. Germaine s’en alla à son club de
belotte. On se moquait encore d’elle. Josette lui dit que ce devait-être la
fatigue et qu’elle devait avoir des hallucinations. Comme c’est Josette qui
vendait son beurre à Germaine, elle était bien contente qu’elle vienne acheter
une nouvelle plaquette de beurre tous les matins. Mais comme Germaine mit capot
Aline et Gérard en faisant l’impasse au 14 d’atout, on se dit que quand même,
c’était peut-être vrai cette histoire de mouton. Avant de se coucher, Germaine,
prévoyante, mit trois plaquettes de beurre au réfrigérateur et une dans son
placard à provision, parce qu’on ne savait jamais ce qui allait se passer. Elle
laissa les moutons avec le chien et s’endormit.
Son chien la réveilla à 4h38, insista pour que les moutons viennent aussi se promener puis retourna se coucher avec les moutons. Germaine prépara ses crêpes, ouvrit la porte du réfrigérateur et découvrit, un peu blasée, trois moutons à la place des plaquettes de beurre. Elle les sortit, les mit avec les autres moutons et prit la plaquette de beurre de son placard à provision. C’était toujours une plaquette de beurre et même si il était un peu mou, ça restait plus pratique qu’un mouton pour graisser une poêle. Elle se mit au travail. Comme on entendait les moutons bêler dans son dos, ses abonnés commencèrent à poser des questions à propos des moutons. Germaine leur expliqua la situation entre deux crêpes mais finalement ils préféraient toujours la voir manger des crêpes que l’entendre parler. Même quand elle parlait de ses moutons nés dans du beurre. A la fin de sa journée de travail, elle avait quand même trouvé quelques abonnés intéressés par son histoire, et ils firent la promesse d’envoyer quelques planches de bois et du fil barbelés pour qu’elle puisse faire un enclos pour ses moutons. Le soir, au club de belote, elle laissa gagner Aline pour qu’elle vienne l’aider à construire l’enclos à mouton puisque c’était son métier. Elle était constructrice d’enclos à mouton. Elle ne le répétait pas à tout le monde, l’avait seulement écrit sur une petite carte en papier qu’elle distribuait de temps en temps et Germaine la trouvait bien plus sympathique que le vétérinaire même si elle s’était moquée de ses moutons.
Le lendemain matin, après la promenade matinale, Aline aida
Germaine à construire son enclos à mouton. Elles y mirent les cinq moutons et
le chien qui se sentait de plus en plus berger et avait renoncé à être allemand
puisque, de toute façon, il ne parlait pas la langue et n’avait plus vraiment
de famille là-bas. Germaine emmena, en la tirant par le bras, Aline jusqu’au
réfrigérateur. Elle avait mis quatre plaquettes de beurre avant de se coucher.
Aline ouvrit le réfrigérateur et vit quatre moutons et aucune plaquette de
beurre. Elle expliqua à Germaine qu’un enclos, pour garder ses moutons, c’était
quand même bien plus pratique qu’un frigo puisque dans un enclos on pouvait
mettre un bac à foin alors que dans un frigo on ne trouvait que des bacs à
légumes et qu’elle ne pensait pas que le foin pouvait être considéré comme un légume.
Elle lui rappela qu’elle s’exprimait en tant que professionnelle et que donc
elle pouvait faire confiance à son expertise. Germaine lui expliqua que ce
n’était pas un frigo mais un réfrigérateur Arthur Martin et qu’elle savait bien
que ce n’était pas fait pour garder des moutons mais que c’était les moutons
qui n’avaient pas l’air de le savoir. Aline aida Germaine à mettre les nouveaux
moutons dans l’enclos, qui était bien assez grand pour accueillir des dizaines
de moutons, et laissa Germaine qui devait commencer sa journée de travail. Elle
remercia ses abonnés qui lui avaient envoyé de quoi construire l’enclos et se
mit à manger des crêpes puisqu’après tout, c’était son travail.
Dans la petite ville de Saint-Goguelin, on s’était habitué à
cette nouvelle routine. Germaine promenait son berger, puisqu’il était plus
berger que chien maintenant, avec ses moutons aux alentours de 4h55. Elle
faisait le tour de la ville, et la ville se réveillait au son des bêlements des
moutons. Chaque matin il y avait trois ou quatre moutons de plus car Germaine
était une éternelle optimiste et que quand même, le beurre mou, elle trouvait
ça moyen pour faire cuire ses crêpes. C’est aussi à ce moment que toute la
ville découvrit que Germaine se levait si tôt et qu’on comprit un peu mieux
pourquoi elle avait l’air si fatiguée à longueur de temps et pourquoi elle
insistait tant pour que les folles soirées du club de belotte puissent se
terminer un peu plus tôt. Mais contrairement à Germaine, les Crévenais, c’est
ainsi qu’on appelle les habitants de Saint-Goguelin, ne me demandez pas
pourquoi car je n’en sais fichtrement rien, arrivaient à se rendormir après le
passage des moutons. Germaine se mit à faire du tricot devant sa caméra, en
plus de manger des crêpes qui restait son activité principale, et réussit à
toucher une nouvelle audience de 6h30 à 9h00, heure à laquelle elle
recommençait à manger des crêpes. Le soir au club de belotte elle amenait
chaque fois une nouvelle nappe en laine et tout le monde était ravi. Surtout plus
personne ne pouvait remettre en cause son histoire de mouton et Germaine était
contente de ne plus devoir mettre capot tout le monde pour être écoutée
puisqu’on n’a pas toujours un jeu suffisamment bon pour mettre les gens capot,
surtout quand il s’agissait de Gérard et Aline. Comme on devenait même un peu
jaloux de ses moutons, tout le monde se mit à mettre des plaquettes de beurre
au réfrigérateur en espérant qu’elles deviennent des moutons. Ca ne
fonctionnait que rarement, par rarement je veux dire qu’à part chez Germaine ça
ne fonctionnait jamais, mais Josette était la plus heureuse des Crévenaise
puisqu’elle n’avait jamais vendu autant de plaquettes de beurre et que lorsqu’on
est marchande de plaquettes de beurre c’est bien là le seul succès commercial
que l’on peut espérer. Aussi, et ce fut Aline la première à faire cette
requête, on demanda à Germaine si elle voulait bien louer son réfrigérateur
pour transformer son beurre en mouton. Germaine accepta et Aline fut heureuse à
son tour puisque tous les Crévenais avaient maintenant besoin d’un enclos à
mouton et que pour elle aussi les affaires devenaient florissantes. Le
vétérinaire tirait aussi son épingle du jeu puisque chaque jour il avait des
dizaines de moutons à ausculter et que grâce à ça il avait pu s’offrir une
plaque dorée plus grande encore qu’il installa devant son cabinet.
Le matin du trente-septième jour après l’apparition du premier mouton dans le réfrigérateur de Germaine Duthilleul, Saint-Goguelin se réveillait comme à son habitude dorénavant au son des bêlements et des cloches des moutons de Germaine et des aboiements de son chien, plus berger que jamais. La ballade se terminait et Germaine rentrait ses moutons dans l’enclos. Elle les recomptait un par un pour s’assurer de ne pas en avoir perdu en route, un arrêté municipal punissait d’une sévère amende le dépôt de mouton sur la voie publique. Elle se sentit envahie d’une terrible fatigue alors qu’elle avait presque compté tous les moutons. Elle ferma l’enclos, retourna se coucher et réussit à dormir après que son chien l’ait réveillée. Elle dormit plusieurs heures si bien qu’elle fut en retard pour tricoter et manger des crêpes. Elle avait enfin trouvé un moyen de se rendormir chaque matin, il fallait maintenant qu’elle trouve un moyen de se réveiller. Par chance le soir-même un radio réveil était à gagner au club de belote. Gérard et Aline avaient intérêt à se tenir prêts, ce soir elle les mettrait capot !
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