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Au cours d’un jeu en apparences enfantin, Li Shu, Hu et Hui Se apprennent qu’ils ne sont pas les enfants de Shi et Zhenzhu. Tous les enfants du village se mettent à les appeler des « bâtards ». Mais rapidement les trois enfants se rendent compte qu’ils sont nombreux à Lutai à ne pas être élevés par leurs parents. Tous les gamins de la vallée finissent par vouloir faire partie de l’équipe des « Bâtards ».
Elles n’étaient pas peu fières. Li Shu et Huise marchaient la tête haute et ne pouvaient
contenir un sourire qui illuminait leur visage. Revêtues de la grande toge rouge des élus, elles
avalaient les marches de la montagne de Xiajiang avec
tous les autres jeunes qui avaient été choisis par les Dieux. Le tirage au sort
avait été pratiqué quinze jours auparavant. C’était la première année que les trois enfants pouvaient y
participer, il fallait avoir au moins dix ans. Hu n’avait pas tiré la petite bille rouge dans la gueule du
dragon. Il les regardait sur le côté avec Shi et Zhenzhu. Il n’en était pas moins fier de voir ses deux sœurs participer
à la procession. La longue file progressait rapidement sur la centaine de marche qui grimpaient jusqu’au sommet
de ce qui était en fait une petite colline dans le fond de la vallée de Lutai. C’était une
colline verdoyante sur laquelle il n’y avait ni culture ni pâturage. En dehors des
jours de Xiajiang, il était
strictement interdit d’y pénétrer. Li Shu y
avait posé un pied, un jour, lorsqu’elle était plus jeune. Immédiatement,
elle avait entendu des cris terrifiants. Elle avait reculé et trébuché, s’étalant dans une flaque de
boue.
« Pourquoi est-ce qu’on ne peut pas aller sur cette colline ? Il y a toujours
de l’herbe là-bas, c’est chouette pour y jouer ! Avait-elle demandé à ses parents.
– C’est une colline sacrée Li Shu, elle est réservée aux Dieux. C’est sur cette
colline qu’ils viennent sur terre pour voir comment va notre monde et pour
observer les humains. Mais s’ils y croisent un humain, alors ils l’emportent avec
eux et il ne revient jamais. Il n’y a que les prêtres qui peuvent y aller, parce qu’ils
connaissent le langage des Dieux et ils peuvent les voir. »
Li Shu n’avait jamais osé y remettre un pied. Au moment de
faire le premier pas sur la colline, au cœur de la procession, elle eut un
léger frisson. Elle jeta quelques coups d’œil inquiets craignant qu’un dieu
malicieux vienne l’emporter. Mais les prêtres ouvraient le chemin et ils répétaient dans
de grandes louanges que les Dieux les attendaient en haut. Au sommet de la
montagne de Xiajiang, Li Shu et Huise découvrirent de gigantesques statues
multicolores recouvertes de feuilles d’or, de rubis, d’émeraudes, de saphir et
d’autres pierres brillantes dont elles ne connaissaient pas le nom. Il y en a avait
sept. Les sept divinités de Lutai. Elles étaient déposées sur de grands brancards recouverts des
peaux des bêtes sacrifiées tout au long de l’année en l’honneur des Dieux. Chacun alla se saisir
d’un bout de son brancard pour entamer la descente. Les Dieux se
rendaient ainsi au temple pour une nuit durant laquelle ils vivraient parmi les
Hommes. Mais avant de descendre, les prêtres recouvrirent les statuts
de grandes étoffes blanches. Li Shu tapa
sur l’épaule de l’homme qui se trouvait devant elle.
« Pourquoi est-ce qu’ils cachent les statues ?
– Seuls les initiés et ceux choisis par les Dieux peuvent les
voir, les autres n’ont pas ce privilège. C’est pour ça que les prêtres les couvrent avant qu’ils ne
descendent.
– Mais c’est trop bête ! Personne ne va pouvoir profiter de leur beauté !
– Ils profiteront de leur présence qui leur apportera paix et sérénité pour l’année à
venir ma petite. Et puis toi, tu as pu en profiter et tu pourras t’en vanter ! »
Li Shu esquissa
un grand sourire. La perspective de pouvoir se vanter de la magnificence de ce
qu’elle venait de voir ne lui déplaisait pas. Hu serait forcément jaloux et s’énerverait probablement,
c’était une perspective qui la ravissait. Elle lança un regard complice à Huise qui
comprit immédiatement.
La procession descendit doucement les marches. Les brancards n’étaient pas particulièrement lourds, les statues étaient en bois creux pour faciliter leur transport, mais il fallait être prudent. Lorsqu’elles apparurent aux yeux des fidèles amassés au bas de la montagne de Xiajiang, ces derniers entamèrent une longue vocalise qui envahit toute la vallée. Ils ne cessèrent que lorsque le dernier dieu fut entré dans le temple. Il se trouvait au pied de la colline, construit sur des pilotis, il symbolisait le pont entre le monde des Hommes et celui des Dieux. Les prêtres en refermèrent les grandes portes et ouvrirent une minuscule porte taillée dans le panneau central.
« C’est par cette porte que les Dieux vont venir dans le monde des humains chuchota Zhenzhu à l’oreille de Li Shu.
– Mais ils ne passeront jamais les Dieux ! Je les ai vus, ils sont gigantesques et magnifiques !
– Tu as vu leur enveloppe corporelle, mais c’est leur esprit qui va se mêler à nous cette nuit. Et sous cette forme, ils peuvent passer par cette toute petite ouverture.
– C’est vrai, tu as vu les Dieux ? Demanda Hu. Toi aussi Huise ? Ils sont comment alors ? »
Li Shu et Huise sentirent immédiatement l’envie dans la voix de Hu. Mais elles n’eurent pas le temps de le faire saliver.
« Elles ne peuvent pas nous raconter ce qu’elles ont vu la haut Hu ! Arrêta immédiatement Shi. Lorsque ton tour viendra et que tu seras choisi, tu découvriras par toi-même. »
Elle les prit par la main et les amena vers les autels qui avaient été fabriqués par chaque hameau de la vallée pour fêter Xiajiang. Au-delà de l’aspect religieux, c’était surtout l’occasion pour les artisans de montrer leur savoir-faire et de se comparer les uns aux autres. Bien que les prêtres y soient farouchement opposés, les habitants élisaient chaque année le plus bel autel et les vainqueurs repartaient auréolés de gloire et avec les autels des perdants qu’ils dépeçaient pour leur propre utilisation. Hu, Huise et Li Shu essayèrent de se rapprocher du premier autel. Ils se frayèrent un chemin à travers la foule compacte, n’hésitant pas à se trainer par terre et à passer entre les jambes pour parvenir à leur but. Arrivés au premier autel, installé sur un haut établi, ils se mirent sur la pointe des pieds, s’appuyant sur la planche de soutien pour le voir au mieux. Comme ils essayaient de voir la figurine du pêcheur au poisson sise en haut de l’autel, ils mirent trop de poids sur la planche qui manqua de basculer, et l’autel avec. L’un des artisans qui présentait son travail au public émerveillé eut le réflexe de faire contrepoids d’un vif coup de la main. Il tenta d’attraper les trois chenapans, mais ils s’accroupirent et disparurent dans la foule. Hu, Huise et Li Shu courraient au milieu de la cohue, évitant les jambes et les troncs qui s’opposaient à leur progression. Deux autres fois, ils manquèrent de renverser un autel, une fois de nouveau en le regardant de trop près, la deuxième fois en tentant d’échapper aux artisans du deuxième autel qui avaient eu l’étrange idée de se mettre à les poursuivre. Les trois enfants terminèrent leur folle course à l’ombre d’un cèdre des montagnes après avoir semé leurs poursuivants. Essoufflés, ils s’allongèrent dans l’herbe en rigolant à grands éclats.
Le jour commençait à se lever et
petit à petit les rues de Lutai s’était vidée. Les gens de la vallée finissaient de passer leur nuit avec
les Dieux en cuvant leur vin et en humant les vapeurs des encensoirs des
prêtres. La plupart étaient parvenus à regagner leurs maisons, mais
rarement leur chambre. Dans de nombreuses maisons, on voyait des pieds dépasser de
portes encore entrouvertes. Sous le cèdre, Hu, Huise et
Li Shu furent réveillés
par la fraîcheur nocturne et le début de rosée qui commençait à
tapisser le matelas d’herbe sur lequel ils s’étaient endormis. Ils s’étirèrent
tous les trois en même temps, puis regardèrent les derniers habitants de Lutai
regagner leur foyer en titubant. La faim aidant, ils se levèrent et allèrent grignoter les
restes de brochettes qui chauffaient encore sur les braises fumantes des feux
du banquet. Alors qu’il finissait sa dernière bouchée, Hu brisa la
silence que seuls les bruits de mastication venaient troubler.
« Alors, ils sont comment ? Demanda-t-il en chuchotant.
– Les Dieux ?
– Bien sûr les Dieux !
– On ne peut pas te le dire, Hu ! Répondit Huise avec autorité.
– Tu sauras quand tu seras choisi par les Dieux, quand ils
auront envie de se montrer à toi, ajouta Li Shu.
– Mais ils ne me choisissent jamais, parce que je fais trop de
bêtise, ou parce que justement, je veux trop savoir à quoi ils ressemblent et que ça les amuse de me
tourmenter ?
– Mais Hu, ils ne choisissent pas vraiment ! C’est juste le
hasard, ça finira bien par te tomber dessus ! Les Dieux n’ont rien à voir
là-dedans, rationalisa calmement Li Shu.
– Et le hasard, qu’est-ce que c’est si ce n’est pas une
manifestation de l’expression des Dieux sur terre ? Rétorqua habilement Huise.
– J’en sais rien, lâcha Li Shu. Le hasard, c’est le hasard, c’est tout. Les Dieux, si tu
veux mon avis, ils ont bien assez à s’occuper de faire tomber la pluie, grandir
les arbres, pousser les montagnes ou encore de faire voler les oiseaux pour
venir s’occuper de qui viendra ou pas les voir pour leur faire descendre la
colline.
– En tout cas, en attendant, je ne sais toujours pas à quoi ils ressemblent, moi, les Dieux,
soupira Hu.
– Tu veux qu’on aille les voir ? »
Huise lança l’idée sans se rendre compte de la portée
qu’elle pouvait avoir. Une inspiration enfantine, de celles qui permettent de
répondre simplement au problème qui se posent à vous.
« Huise ! Tu sais très
bien que c’est interdit de rentrer dans le temple ! Souviens-toi
lorsque j’ai simplement marché sur la colline de Xiajiang. On se fera punir. Bien plus méchamment que d’habitude, la coupa Li Shu.
– C’est parce que t’avais marché en plein jour aussi, espèce
de moineau sans tête. Tout le monde dort et cuve son vin, les prêtres encore plus
que les autres, personne ne nous verra !
– Et si les Dieux nous voient ? Demanda Hu avec une pincée de crainte dans la voix.
– Comme ça, ils sauront vraiment qui tu es, et ils te
choisiront l’année prochaine. On y va ? »
Huise s’était levée et leur tendait la main. Elle avait le
visage illuminé, comme à chaque fois qu’elle arrivait pour leur proposer une
idée géniale. Parfois ça se terminait mal, mais d’autres fois ce n’était
que du bonheur. Et Li Shu et
Hu ne savaient pas lui résister quand elle était comme ça. Ils se levèrent
et partirent en courant vers le temple, sautant par-dessus celles et ceux qui
n’étaient pas parvenus à trouver une porte ouverte pour finir leur nuit.
« Vous voyez, c’est ouvert. »
Huise poussa la grande porte du temple de toute sa
force pour seulement parvenir à l’entrebâiller. Une épaisse fumée blanche mêlée de volutes colorées flottait
dans la salle. D’énormes bâtons d’encens se consumaient doucement au centre
de la pièce principale. Huise leur
fit signe d’entrer. Li Shu et
Hu hésitèrent un instant. Li Shu eut
un tressaillement en passant la porte, sentant son cœur palpiter. Hu la poussa
pour entrer avant que quelqu’un ne puisse les apercevoir. Le jour se
levait à peine. Le temple était sombre et la vue brouillée par la fumée. Huise, Hu et Li Shu avançaient à tâtons.
« Je suis pourtant sûre qu’on les a déposées par là. »
Huise pestait de ne pas trouver les statues des Dieux.
« Peut-être que comme leurs esprits passent la nuit avec les Hommes,
leur corps est en fumée et reviendra quand ils seront de retour au temple et
que nous devrons les remonter, pensa, perspicace, Li Shu. »
Huise souffla bruyamment. Elle aurait
volontiers répondu qu’elle n’avait jamais entendu une explication aussi bête,
mais elles n’avaient pas le temps de se disputer. On risquerait de les entendre.
« Je les ai trouvées, s’écria en
chuchotant Li Shu. En fait, leurs
corps sont encore là ! »
Face aux trois jeunes, se tenaient les sept statues recouvertes de
grandes étoffes. Leur silhouette apparaissait dans l’ombre, mystérieuse.
« On retire les draperies ? Demanda Huise.
– Évidemment, sinon je ne pourrai pas les voir, cracha Hu.
– On ne pourra jamais les remettre, remarqua Li Shu. Elles sont bien trop hautes.
– On se débrouillera, écourta Hu qui n’avait décidément pas envie de discuter. »
Minutieusement, ils retirèrent le long lai qui recouvrait chaque
statue et ils le plièrent pour le poser dans un coin. Même dans
l’obscurité, la magnificence des œuvres resplendissait. Ils s’assirent
en tailleur en face des sept Dieux et les observèrent en silence pendant de
longues minutes.
« Tu crois qu’ils nous voient ?
– Chut…
– Tu crois qu’ils nous entendent ?
– Chut…
– Tu crois qu’ils peuvent nous parler ?
– Mais enfin ! Tais-toi. »
Au-dehors, ils commencèrent à entendre un début d’activité. Quelques bras
s’activaient pour commencer à ranger les débris de la veillée de Xiajiang et mettre en place la
cérémonie des aDieux et de la remontée.
« Il faut qu’on sorte, ordonna Li Shu. Sinon on va se faire voir !
– Juste quelques minutes encore, supplia Hu.
– Non, on n’a pas le temps ! Tu n’entends pas ? Y a déjà du monde dehors, et la première chose qu’ils vont
commencer à faire, c’est préparer les abords du temple ! On ne pourra pas
sortir sans se faire repérer.
– Li Shu a
raison, Hu, faut qu’on file. Tu m’aides à remettre les draps ? Li Shu, tu vas surveiller à la porte ? »
Li Shu se
releva et alla prendre son poste de guet. Huise grimpa
sur les épaules de Hu. C’était le seul moyen pour espérer réussir à faire passer
les étoffes au-dessus des statues. Ils durent s’y reprendre à plusieurs reprises pour les deux
premières, mais ça fonctionnait. Une fois que le tissu était passé, il suffisait de
réajuster, ce n’était pas très compliqué. Trois fois, il y eut une alerte parce que quelques personnes
s’approchaient des portes du temple, mais elles ne faisaient que ramasser les
déchets de la veille. Alors Hu et Huise ressortaient
de leur cachette dès que Li Shu leur
faisait signe et ils reprenaient leur labeur. Mais la troisième statue était un peu plus haute que les
autres. La déesse des Arts portait haut sa mandoline à cinq cordes. Pour tenter de
faire passer la couverture par-dessus le manche, Huise tenta de se donner de l’élan en donnant
un coup avec ses jambes. Mais celui-ci déséquilibra Hu qui partit en arrière. Il tenta de se
rattraper en prenant appui sur la statue qu’ils venaient de couvrir, mais il
glissa sur la traîne du tissu. En basculant, il projeta Huise contre la statue de la déesse des Arts. Emportée par le
choc, celle-ci bascula lentement sans qu’aucun des trois enfants n’ait le temps
ou la force d’y faire quoi que ce soit. Dans sa chute, elle entraîna deux autres Dieux dans un grand
fracas.
« Hu, Huise,
vous allez bien ? »
Li Shu se
précipita, abandonnant son poste de surveillance. Hu s’était déjà relevé, il n’avait fait que tomber par terre. Huise était un peu sonnée mais allait bien. À l’extérieur
du temple, les quelques villageois réveillés accouraient, alertés par
les bruits.
« Comment on va faire ? Demanda Huise qui
reprenait pleinement ses esprits ? »
Ils entendirent les grincements de la grande porte du temple, les
appels des villageois.
« Allez-vous cacher ! S’exclama Huise en
poussant Hu et Li Shu. »
Ils se cachèrent sous le drap qui recouvrait la déesse de
l’Intelligence et de la Ruse. Mais Huise ne
passa pas sous la couverture.
« Huise, viens vite,
ils vont te voir !
– Tais-toi, il ne faut pas qu’ils vous voient. Il faudra bien
qu’il y ait un responsable. C’est moi qui vous ai dit de venir ici, alors c’est moi qui
me ferais punir. Vous vous mêlerez à la foule quand ils m’auront trouvé. »
Elle fit retomber l’étoffe blanche pour les couvrir et s’assit en
pleurs au milieu des statues renversées.
« Regardez, les statues des Dieux, elles sont tombées !
– Mais comment ça a pu arriver ?
– Qu’est-ce qui a bien pu se passer ?
– Là, regardez, il y a quelqu’un
!
– Huise, c’est
toi ? C’est toi qui as fait ça? »
Huise reconnut la voix terrifiée et en colère de Shi.
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