Le pont de Kihba
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Ce texte m’a été inspiré par un article que j’ai lu, il y a déjà quelques semaines, dans Courrier International. L’article évoque l’Ile de Mozambique et le pont à voie unique qui la relie au continent. J’ai d’abord voulu écrire une fiction autour de ce pont. J’imaginais une île en dehors du pays livrée à tous les excès d’une aristocratie mondiale, vivant sur les ressources du pays séparé d’un pont à voie unique. J’ai finalement écrit un texte plus léger, au moins en apparence, un peu plus dans l’imaginaire aussi. Mais qui pourrait être l’histoire vraie d’un pont dans un pays ayant été colonisé. Ce qui me fait le considérer comme une fiction historique, peut-être à tort. Bonne lecture !
Deux années après leur arrivée sur l’île Kibha[1], les colonisateurs avaient mis en place un système de bac. Il traversait les quatre kilomètres du bras de mer qui séparait l’île du continent. Il était réservé aux matières premières qui étaient extraites du continent, aux produits manufacturés de la métropole vendus sur le continent et aux troupes coloniales qui débarquaient sur l’île. Tous les autres empruntaient de petites embarcations pour passer d’une rive à l’autre.
Le pont de Kibha a été construit en 1884, plus de trois siècles plus tard. Ferdinand de Plesses[2], un ingénieur, un peu plus malin que tous ceux qui s’y étaient essayés avant lui, parvînt à faire résister une structure en béton armé[3], matériau alors révolutionnaire et encore mal maîtrisé, aux courants et aux marées. Il faisait une dizaine de mètres de large et plus de quatre kilomètres de long. Les petits navires, les barques et les boutres pouvaient passer sous ses arches et louvoyer joyeusement entre ses piliers, mais ils n’étaient plus utiles à faire le lien entre l’île et le continent. Le pont resta pendant plusieurs années, faisant la fierté de la puissance coloniale qui en exposait des maquettes ou des répliques grandeur nature lors des expositions universelles. Il résista aux marées violentes de novembre, aux tempêtes de janvier et aux ouragans de mars. Il ne céda pas sous les charges, chaque fois un peu plus lourdes, qu’il devait transporter ou face aux bateaux qui s’amusaient à s’échouer violemment sur ses piliers. Il s’effondra sous les bombes, au cours d’une de ces guerres mondiales que l’Humanité aime tant mener.
Quand la paix fut revenue, les colonisateurs annoncèrent, lors d’un grand discours diffusé en direct à la télévision, qu’ils allaient reconstruire le pont. Mais au cours de la guerre, les peuples de Kibha avaient pleinement compris que les colonisateurs n’étaient que des hypocrites. Contrairement à tout ce qu’ils affirmaient haut et fort depuis des siècles, ils n’étaient ni supérieurs, ni plus civilisés. Ils étaient capables des pires atrocités et de la plus grande barbarie. Et ils n’avaient pas pu remporter la guerre sans faire appel aux colonisés. Alors le pont, toujours éventré, connu une nouvelle guerre, la guerre d’indépendance du Kibha. Elle dura moins longtemps que celle qui l’avait meurtri la première fois, peut-être parce que c’était une guerre un peu plus juste que les autres. Elle ne dura pas, mais elle laissa place à une autre guerre. Le pont n’était toujours pas reconstruit et les bateaux le remplaçaient en se moquant de lui de leur corne de brume qu’ils faisaient hurler bruyamment à chaque traversée. Le pont en vint à penser que les bateaux devaient être responsables de la guerre.
Cette nouvelle guerre était une guerre civile. Les colonisateurs n’étaient plus là et les anciens colonisés se battaient pour savoir qui allait prendre leur place. De chaque côté du pont éventré, se tenait un camp différent. Les factions changeaient au gré des victoires ou des défaites. Parfois, les occupants restaient les mêmes, mais ils prenaient un nom ou un étendard différent. La seule certitude qu’avait le pont, c’est que les anciens colonisés étaient bien, dorénavant, tout aussi civilisés que les colonisateurs puisqu’ils se massacraient les uns les autres tout aussi méthodiquement.
Comme le pont de Kibha était trop important pour le fonctionnement du pays, toutes les factions qui combattaient firent la promesse de le reconstruire. Et comme aucune entreprise du pays n’était capable de le faire, car la guerre les empêchait de se développer, les factions, sans exception, se tournèrent vers l’ancienne puissance coloniale qu’elles avaient combattue. Celle-ci fut sans pitié. Elle négocia ardemment les prix et les conditions auxquels elle accepterait de revenir au Kibha, elle qui s’était tant battue pour y rester. Elle obtint même le droit d’exploitation du pont pour une concession de quatre-vingt-dix-neuf ans. Toutes les factions, chacune persuadée de négocier de son côté, acceptèrent et signèrent. L’ancienne puissance coloniale fonda la Compagnie des Voies et Ponts du Kibha (C.V.P.K.), en charge des travaux et de l’exploitation du pont. Elle entama les travaux avec la bénédiction de l’ensemble des belligérants. Si bien que, même lorsque le camp de l’un ou l’autre côté du pont changeait, les travaux continuaient paisiblement. Elle n’était pas en guerre, elle.
La guerre civile prit fin au moment où le pont fut achevé, à quelques jours près. Si bien que le pont fût d’autant plus convaincu que les bateaux étaient bel et bien les responsables de la guerre. Lorsque l’entreprise coloniale, ouvrit la première voie, elle devait encore en construire trois autres, mais il fallait alors ouvrir rapidement le pont à la circulation, elle y instaura un droit de péage. Le général de la faction victorieuse ne fut pas ravi de cette initiative, bien qu’il ait signé les traités la permettant. Comme il craignait un nouveau soulèvement populaire, il fit un grand discours devant le pont, sur la rive de l’île de Kibha, pour dénoncer une telle mesure. La foule qui assistait au discours envahit le pont, brisa symboliquement les barrières de chaque côté de l’édifice et enflamma les petites cahutes qui devaient abriter les employés. Le Président-Général, comme on l’appelait depuis sa victoire, rencontra les dirigeants de C.V.P.K. Ils lui proposèrent de toucher, personnellement, un alléchant pourcentage sur les bénéfices du droit de passage du pont. Le lendemain, l’armée fit évacuer les émeutiers. Le Président-Général fit un nouveau discours, au milieu du pont, pour fêter l’inauguration de la première voie et décréta l’interdiction de la circulation des bateaux entre l’île de Kihba et le continent. Le pont était ravi.
L’île devint le centre du pouvoir. On y trouvait le palais présidentiel, les ministères, la bourse, le tribunal, l’Etat-Major, les banques, les sièges des entreprises, les hôtels luxueux… Si bien que tout le peuple du continent dût, régulièrement, se rendre sur l’île et s’acquitter du droit de passage. Comme le pont n’avait qu’une seule voie, depuis qu’il y avait les péages les travaux n’avançaient plus, il était toujours encombré. La police militaire arrêtait systématiquement toute personne qui tentait de traverser en bateau ou à la nage. Seuls les hélicoptères pouvaient contourner le pont, par les airs. La population du pays commença à se plaindre, puis à gronder et enfin à manifester. Le général aimait l’argent, mais il tenait plus encore à son pouvoir. Aussi, il fit pression sur l’entreprise en menaçant de la nationaliser, pour qu’elle diminue les tarifs du droit de péage. Il fit ensuite croire à la population qu’il avait dû énormément se battre pour obtenir une telle baisse et qu’il serait toujours ainsi, à l’écoute de son peuple. Il fut acclamé par la population qui préférait le croire plutôt que de vivre une nouvelle guerre civile.
Le pont restait trop cher et trop encombré pour la plupart des habitants du continent. Sur l’île, chaque jour un nouvel hôtel de luxe, un nouveau centre commercial ou une nouvelle banque était ouvert par la C.V.P.K. Ces établissements accueillaient les touristes des anciennes puissances colonisatrices ou de nouvelles puissances qui espéraient bien pouvoir coloniser, un jour, à leur tour. Les touristes passaient le pont dans de grosses cylindrées pour aller visiter le continent, ses paysages incomparables et ses villages pittoresques. Ils ne descendaient que rarement de leur véhicule et dépensaient tout leur argent sur l’île. Une deuxième voie sur le pont leur fut ouverte, au nom de l’intérêt économique du pays. Elle leur était réservée.
Comme de plus en plus de touristes affluaient dans cette destination exotique et paradisiaque, l’entreprise et le Président-Général décidèrent de rehausser les tarifs du pont. Dorénavant, les touristes devaient payer un peu plus que les locaux. Mais tous les tarifs furent revus à la hausse. Le pont de Kibha voyait de moins en moins passer les gens du continent, et la première voie ne leur fut ouverte plus qu’à certaines heures du jour. Les touristes filaient à toute vitesse dans des quatre-quatres et des minibus climatisés. Les habitants du continent qui passaient n’étaient plus que des enfants ou des jeunes femmes, pour alimenter les réseaux de prostitution de l’île et des jeunes hommes ou des vieillards, qui espéraient trouver du travail au service des touristes ou de l’aristocratie financière de Kibha. Nombreux y trouvaient la mort et étaient jetés à la mer. Le pont ne les voyait jamais faire le chemin du retour.
Le pont de Kibha n’était plus un pont. Lui, qui avait été construit pour relier l’île au continent, était devenu une frontière sociale, économique et géographique plus facile à contrôler que le passage des bateaux. Il regrettait le temps où les petites embarcations naviguaient gaiement entre les deux rives. Il regrettait même ceux qui s’amusaient à foncer sur ses piliers ou à danser autour en faisant retentir leurs sirènes.
Un jour, alors que le Président-Général avait fait bloquer le pont pour amener le conseil d’administration de la C.V.P.K. inaugurer une réserve naturelle sur le continent, le pont décida de s’effondrer au passage du convoi. Les quatre-quatres rutilants aux vitres teintées sombrèrent au fond du bras de mer, écrasés par les blocs de béton. Les bateaux voguèrent à nouveau et il n’y eut pas de nouvelle guerre. Le pont, mutilé, fut satisfait.
[1] Le nom de Kibha est inspiré du sultanat de Kilwa, un sultanat insulaire qui a connu son apogée au XVIe siècle, en Tanzanie actuelle.
[2] Référence subtile à Ferdinand de Lesseps qui participa a de grands projets coloniaux comme le canal de Suez.
[3] Développé et maîtrisé à la fin du XIXe siècle.
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