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Noël approche. A la maison, les préparatifs commencent. On sort les décorations, on pense au repas, on pare le sapin. Un véritable supplice pour moi.
Voilà qu’il va revenir, encore. Il est déjà là. Pas physiquement, non, juste dans l’air ambiant. Il me fait simplement ressentir sa présence, pour s’annoncer, pour me préparer. Ses effluves commencent à envahir l’atmosphère, habituellement si douce à mes narines. Je suis nerveux, plus que d’habitude, bien que ce ne soit pas évident au premier abord. Une nervosité qui me vient de l’intérieur, qui me glace les veines, qui me tend les muscles, qui me comprime les organes, d’un corps qui fonctionne si bien, le reste du temps. Va-t-il me hanter ainsi toute ma vie ? Souvent, je crois qu’il me laisse tranquille, enfin, qu’il me libère de sa présence. Il disparaît, alors, quelque temps. Puis, il revient. Je crois que c’est régulier, pourtant, j’ai ce profond sentiment qu’il revient un peu plus tôt chaque année, qu’il repart un peu plus tard. Qu’il projette son ombre dans ma maison, un peu plus longtemps, chaque fois. Qu’il traîne sa grande silhouette acérée dans les couloirs quelques jours de plus. Que son odeur et ses sécrétions collantes s’accrochent à moi, encore et encore.
Il est déjà au cœur des discussions et des préoccupations. Il sera là, bientôt. Il s’installe au cœur de mon foyer, sans que ça ne soulève la moindre protestation, outre la mienne. Mes parents, et c’est peut-être là le pire, se plient en quatre pour lui permettre d’être le plus confortablement chez nous. Comment dois-je comprendre toute cette agitation pour cet envahisseur ? On essaie de lui trouver une meilleure place que l’année précédente, on veut s’assurer qu’il sera confortablement installé, et on s’engueule à son sujet. Maman trouve qu’il faudrait lui laisser la place à côté de la cheminée, quand papa assure qu’il aura trop chaud, qu’en seulement trois jours, il n’aura déjà plus bonne mine et qu’il faudrait l’installer à la place du buffet, qu’on peut bien décaler un peu pour l’occasion. Et nous voilà – oui, parce que, pour ne rien arranger à leur mesquinerie, ils me font participer à l’ignoble mascarade – à vider le vaisselier, précautionneusement. Il ne faudrait pas briser la vaisselle de leur mariage. Vaisselle dans laquelle je n’ai jamais eu le plaisir de manger. Je me passerai de faire cette réflexion à voix haute. Maman marmonne déjà que c’est une mauvaise idée et une triste perte d’énergie. On aurait bien d’autres choses, bien plus utiles, à faire, que de vider ce meuble qui n’a plus bougé depuis quinze ans, quand ils ont acheté la maison. J’acquiesce de la tête, suffisamment discrètement pour qu’aucun des deux ne le voit, pourtant, j’ai déjà l’impression d’être entré en résistance. Le sapin n’aura pas sa place ici.
On a beau vider le buffet, il ne me paraît pas moins lourd qu’avant. Quelle terrible idée, aussi, d’avoir une vaisselle de porcelaine si finement travaillée, si légère au toucher qu’on croirait pouvoir la faire craqueler entre deux doigts. Pourtant, j’ai encore de petites mains. Si nous avions une vaisselle de fonte, le buffet semblerait bien plus léger une fois vidé. Bien entendu, ça ne changerait rien à sa masse réelle une fois vide, puisque l’objet reste le même. Mais la différence de potentiel entre les deux forces qui s’expriment nous permettrait de nous rassurer. De nous convaincre, même maman et moi, que nous n’avons pas pris ce temps et fait tous ces gestes si délicats pour finalement devoir appliquer à l’objet les mêmes forces que s’il avait été rempli, la vaisselle apparaissant alors comme une variable négligeable dans l’équation. Je vous ai dit que j’aimais beaucoup mes cours de physique au collège ? Même si je n’y comprends pas toujours grand-chose. Malgré toutes mes explications, que je garde pour moi, Papa affiche un air confiant – Maman dit arrogant – alors que le meuble n’a toujours pas bougé d’un pouce. Je dois dire que ça arrange bien mes affaires. Si nous ne parvenons pas – et nous n’y parviendrons pas – à déplacer le buffet, il faudra trouver une nouvelle place pour le sapin. Ce sera l’occasion de nouvelles discussions, de nouvelles disputes, et ça ne fera que retarder son arrivée. J’ai secrètement l’espoir de pouvoir tirer la corde jusqu’au vingt-deux ou vingt-trois décembre, mais il ne faut pas trop s’avancer. Chaque jour gagné est déjà une petite victoire. Alors je fais semblant d’aider Papa. Je prends la même position que lui, épaule contre le buffet, un genou à terre et l’autre jambe légèrement tendue, bien ancrée dans le sol, et je pousse. Enfin, je fais comme si. Je contracte mes muscles dans le vide, je grimace, en fronçant les sourcils et en rassemblant mes yeux, mon nez et ma bouche au centre de mon visage, et je coupe ma respiration pour devenir tout rouge. Je fais mine de faire un effort surhumain. Maman est de l’autre côté, elle tire, elle aussi. Je me demande si elle n’use pas du même stratagème que moi. Elle est encore plus rouge, je reconnais sa grimace. Je pourrais lui poser la question, mais le risque est trop grand de mettre fin à ma couverture. Elle doit penser la même chose. Papa, lui, ne se décourage pas. Il n’y a aucun doute, il pousse de toutes ses forces. C’est insuffisant. Je lâche ma position, et je me mets à l’encourager avec entrain. Je crie, je chante, je m’agite dans tous les sens, je vois bien que ça lui fait plaisir et je ne peux m’empêcher d’avoir un peu honte de feindre tout ça. Il faut absolument que nous restions dans la perspective d’installer le sapin à la place du buffet. Maman me jette un regard noir. Je ne sais pas ce qu’elle a compris, ce qui est certain, c’est qu’elle espérait remettre la place à côté de la cheminée sur le tapis. Je ne la laisserai pas faire, alors avant qu’elle ne dise un mot, je me remets à pousser en m’exclamant « On va y arriver ! » Maman s’agace et souffle qu’elle lâche l’éponge. Je lui adresse un grand sourire moqueur, sans que Papa ne le voie, tout en continuant à « pousser ». Le buffet n’a toujours pas bougé d’un iota, je suis aux anges. Le sapin ne sera pas installé avant plusieurs jours. Maman et Papa vont se coucher sans s’adresser la parole. Ça m’attriste un peu. Je sais que demain tout sera oublié. J’espère que le buffet ne le sera pas. J’ai déjà remarqué que Papa et Maman peuvent aller se coucher avec des idées complètement opposées et qu’ils se réveillent parfaitement accordés. Maman, tout sourire, fanfaronne alors que la nuit a porté conseil à mon Papa, et lui se met à rougir en buvant son bol de café. Demain matin, je parlerai du buffet, sans faute !
Je ne me suis pas réveillé. Enfin, si, je me suis réveillé — sans quoi, je ne serai plus capable de vous raconter cette histoire — mais pas à temps. L’odeur du café chaud est déjà parvenue jusqu’à ma chambre, Maman et Papa doivent être réveillés depuis une bonne heure maintenant. Il faut croire que la nuit a encore porté conseil puisque mon père a rougi et que ma mère a fanfaronné toute la matinée. Lorsque je me suis levé, la vaisselle avait déjà retrouvé sa place dans le buffet, impeccablement rangé. Le buffet n’a pas bougé et de la place a été faite aux abords de la cheminée. Surtout, il est là. Dans l’entrée, le sapin attend, emmitouflé dans son manteau de mailles blanches. Comment peut-il être déjà là ? Ils ont dû se lever à l’aube, pour aller le prendre. La nuit a été une conseillère bien trop efficace à mes yeux. Je l’ai soigneusement évité, tant qu’il est boudiné dans sa parure, ce n’est pas trop difficile. Déjà l’odeur de la résine me donne des hauts le cœur. Je renverse mon bol de lait chaud – volontairement ou nerveusement ? – qui s’étale vivement sur la toile cirée, ramollissant les biscottes, tentant de faire revenir à lui le beurre qui s’en est si durement séparé. Papa me tend une éponge. Il est bien trop détendu pour quelqu’un qui a perdu la guerre. J’essaie de reparler de la cheminée, du fait que le sapin brûle toujours un peu, du côté du feu, que ses épines roussissent et que ce n’est pas très joli. On me rétorque qu’on fera attention, qu’on ne fera que des petits brasiers, plutôt sur la gauche du foyer, et que, puisque ça m’intéresse, je n’ai qu’à aller chercher quelques bûches, de petites tailles, celles à droite sous l’appentis.
Je passe à côté du sapin. Je rase le mur à l’opposé pour ne pas qu’il me touche. Ses branches essaient de se libérer de leur entrave, et la première parvient à le faire juste à mon passage. Comment peuvent-ils m’infliger ça ? Heureusement, les autres rameaux n’ont pas la force nécessaire pour rompre le maillage de plastique et celle qui s’est libérée est assez courte. Par précaution, je termine de mettre mon manteau, de lacer mes chaussures, d’enfiler mes gants et de passer mon écharpe dehors, derrière la porte d’entrée, bien refermée. Le temps n’est pas particulièrement froid, mais je frissonne. J’ai froid de l’intérieur. Si seulement j’arrivais à remettre le buffet sur la table. Métaphoriquement, je veux dire — on n’arrive déjà pas à le pousser, ça m’étonnerait qu’on arrive à le soulever — on le ferait sûrement attendre dehors. Il ne serait plus dans la maison. Mais je doute de pouvoir faire changer Papa ou Maman d’avis. Je prends quelques bûches. J’en ai pris des trop grosses, au début, volontairement, et puis je me suis dit que c’était idiot. Si je me pointe à l’intérieur avec, ce sera à moi de les ramener dehors et d’en prendre de nouvelles, de la bonne dimension. Je trouverai bien un autre moyen de montrer mon mécontentement. C’est étonnant de voir comme c’est simple d’exprimer sa colère. Je rentre avec les bûches, sans essuyer mes chaussures sur le paillasson. Je n’évite pas le sapin, au contraire. Je lui donne un coup de coude, en faisant mine qu’il me gêne dans le passage. Il tombe par terre, sur le tapis de l’entrée, juste devant moi. Je ne l’enjambe pas, je lui marche dessus et j’entends plusieurs branches se briser sous mes pieds. Interpelés par le fracas de la chute, mes parents arrivent, affolés. Ils relèvent le sapin, me demandent ce qui s’est passé, je ne réponds pas. Les pieds boueux, je vais dans le salon sous les cris de ma mère. Je lâche les bûches sur le rebord de la cheminée, sans prendre garde. Elles tombent, elles roulent, elles ne restent pas à leur place, chutant lourdement sur le carrelage. Maman et Papa arrivent, avec un peu de retard. On se demande ce qui me prend. Je me retourne et je vois le buffet. Il n’a pas bougé. Il n’a rien à faire là. C’est un vieux buffet de bois brut, marqueté et peint en blanc. Il n’est assorti avec aucun autre meuble du salon ou de la maison. Le canapé en cuir rectangulaire et design, la table basse à double plateau de verre et aux suspensions invisibles, les chaises de la salle à manger, rouges, arrondies et plastique, la table ovoïde, rien ne va avec ce buffet. Et pourtant, je ne l’imagine pas ailleurs, je ne l’imagine pas autrement. Tous les autres meubles de la maison ont au moins été changés une fois depuis ma naissance, soit parce que je m’en souviens, soit parce que je l’ai vu sur les photos. Le buffet, lui, a toujours été là. Je le déteste. Je ne sais pas pourquoi, maintenant, je le déteste. Si seulement on n’avait pu le faire bouger, un peu, de quelques centimètres, j’aurais pu entretenir l’espoir d’installer le sapin à sa place, j’aurais pu gagner quelques jours. Il n’a pas voulu faire le moindre petit effort, soulever au moins un pied ! Un pied, s’il n’a pu en bouger, je lui montre comment on fait. Je soulève le mien, prends de l’élan et frappe. Il ne bouge pas, je me suis fait mal et mes parents m’engueulent, ensemble, à l’unisson. Je n’ai même pas entendu la vaisselle bouger. Je crie, je râle, je m’énerve contre le buffet, contre mes parents, je recule, vers l’entrée, vers ma chambre. Je n’ai pas vu que le sapin s’était relevé. Je ne l’ai pas vu, libéré de ses chaînes de plastique après sa chute. Je fonce droit dedans, ses épines me démangent, me griffent, m’agressent. Sa résine se colle à mon visage, à mes habits, imprimant sur moi son odeur. Ses branchages m’oppressent, m’aspirent, m’étouffent. J’ai la nausée, ma tête tourne, je ne vois plus rien que ses doigts acérés qui me piègent. Mon corps convulse, je ne contrôle plus rien, je laisse la panique m’envahir. J’entends mes parents, sans comprendre ce qu’ils disent, le craquement des branches, le bruit de mes gestes dans les feuillages. Et puis je sens qu’on m’empoigne. Le sapin ne veut pas me lâcher, il s’agrippe, tombe à terre, m’emporte. Non, on me retient, je me relève. Mon père, ma mère, leurs mains m’enserrent les épaules. Je me débats violemment. Ils me regardent, effarés. Je me réfugie dans ma chambre. Je me déshabille, nerveusement, pour retirer les habits souillés par le monstre, que je projette au bout de ma chambre. Je m’enferme, je me protège. Mes parents grondent encore, d’incompréhension, je ne les entends plus. Je ne leur en veux pas, j’ai été infecte. Ils n’ont pas de chance d’avoir mis au monde le seul enfant qui hait les sapins de Noël.
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